Récits issus d'une pratique médicalisée de la thérapie familiale
Australian and New Zealand Journal of Family Therapy 2013, 34, 104-113, doi: 10.1002/anzf.1011
Kate Nobbs Praticienne clinique indépendante
Article original : Fictions from a Medicalised Family Therapy Practice
Traduction française : Catherine Mengelle (Altervisions narratives)
Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux IV - TR (DSM IV, texte révisé) sert aujourd’hui de base à un système intégré de traçage du patient et de son suivi psychothérapeutique par les Services de Santé Mentale néerlandais. À partir d’une histoire issue d’une pratique thérapeutique narrative, illustrant cette situation, nous discuterons l’utilisation du DSM et du Contrôle de Routine des Résultats (ROM, Routine Outcome Monitoring)(1) comme instruments de contrôle et nous aborderons la question éthique posée par la médicalisation de la pratique psychothérapeutique, telle qu’elle est aujourd’hui organisée aux Pays-Bas.
Mots clés : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux IV - TR, thérapie narrative, médicalisation, Routine Outcome Monitoring, trouble oppositionnel avec provocation, trouble du stress post traumatique.
Points clés :
1. La classification du DSM peut se prêter à des abus administratifs.
2. Il est dangereux de relier les diagnostics aux numéros nationaux d’identité.
3. Il appartient aux thérapeutes d’interroger sérieusement les répercussions que les systèmes administratifs de collecte de données peuvent avoir dans la vie privée des patients.
4. Un diagnostic peut évoluer dans le temps et selon le contexte.
5. Les données recueillies sur les individus peuvent être sorties de leur contexte et utilisées à d’autres fins.
Récits issus d’une pratique médicalisée de la thérapie familiale
Les Pays-Bas imposent de nombreux échanges de données privées entre la Dutch Health Authority (agence néerlandaise de la santé) et la propre société d’assurance santé des patients suivis en psychothérapie. La plupart des clients n’ont aucune idée de l’étendue de ces échanges. Les diagnostics posés sur la base du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux IV – TR (DSM, American Psychiatric Association, 2004) sont reliés aux numéros d’identité personnels et transférés avec eux dans les bases de données nationales. N’étant pas moi-même de culture néerlandaise puisque j’ai vécu et que j’ai été formée à la thérapie familiale en Australie, où les notions d’enregistrement et de numéro d’identité personnel n’existent pas, je suis effrayée par l’étendue du « savoir » que le gouvernement détient sur les personnes. J’aimerais témoigner ici de ma pratique professionnelle aux Pays-Bas.
Clifford Geertz (1973) m’a permis de comprendre que l’embarras que j’éprouve face au système néerlandais de santé est une fiction, c'est à dire un objet fabriqué, sans pour autant qu’elle soit fausse ou infondée. Il explique dans « Interprétation d’une culture » que « ... les écrits anthropologiques sont eux-mêmes des interprétations, donc des fictions » (Geertz, 1973). Ce dont je vais parler est une interprétation, fabriquée à partir de mon expérience de thérapeute familiale dans un pays où j’ai vécu 22 ans. Je suis australienne et je travaille aux Pays-Bas avec le statut de praticienne indépendante déclarée ; j’interviens auprès du public néerlandais mais aussi auprès d’expatriés de toutes origines. À côté de mon activité de psychothérapeute, je poursuis des recherches indépendantes et ma méthode de prédilection est l’auto-ethnographie.
Depuis que j’ai découvert le post-structuralisme, à l’occasion d’un atelier animé en 2000 par Michael White, j’ai adopté l’approche narrative dans mon travail. Je considère que tout savoir scientifique est une histoire. Par exemple, les recherches suggérant que l’on peut traiter la dépression aussi bien par l’activité physique que par la médication sont, elles aussi, une histoire. Le DSM est alors un très grand livre d’histoires, auquel on accorde, pour des raisons à la fois politiques et financières, une autorité incontestée. Ces histoires sont légitimées à la fois par les professionnels de la santé et par les gouvernements, et sont finalement embrassées par la société. On y décrit les choix et les désirs des gens de façon sommaire, en très peu de mots, dont on ne retient ensuite que les initiales, ce qui fait qu’en deux temps trois mouvements, on se retrouve affublé non plus d’un nom propre mais du qualificatif TOP ou TSPT.
Les conversations que j’engage avec mes clients leur ouvrent des espaces thérapeutiques qui m’ont permis d’atteindre un autre niveau de compréhension de leurs choix et des valeurs qui guident leurs vies. À mon avis, la thérapie narrative est beaucoup plus respectueuse des individus que l’approche structuraliste qui m’a été enseignée en formation de psychologie clinique. Seulement voilà, je travaille dans un système de santé qui a adopté le très structuraliste DSM, au point qu’aucun autre regard n’est possible. Ce système exige que je fournisse un diagnostic DSM à chacun de mes patients.
Le système de sécurité sociale néerlandais
Aux Pays-Bas, le système de sécurité sociale garantit à tous les résidents l’accès à un service de soins psychologiques de qualité, de courte comme de longue durée, indépendamment du revenu et du statut social. Ce service est fourni par des associations, des hôpitaux, des cliniques de consultation externe ou des praticiens indépendants. Le soin thérapeutique est inclus dans l’assurance santé minimum obligatoire. Les personnes à faibles revenus reçoivent des allocations pour payer les primes mensuelles. La psychothérapie ou la thérapie brève ne sont pas couvertes par une assurance complémentaire comme le sont par exemple les soins dentaires. Cependant, et afin que les clients soient remboursés par leur assurance santé, des données personnelles sont enregistrées dans une base de données nationale, avec le diagnostic DSM et le numéro d’immatriculation.
Garder la trace de chaque individu
Aux Pays-Bas, l’enregistrement des citoyens par l’État est une chose normale. Tout le tissu social est organisé autour d’un dispositif élaboré de traçage des individus. La population de ce petit pays est tellement importante (selon Statistics Netherlands 2013, la population actuelle est de 16,7 millions et la densité de 397 habitants au km2), que l’ordre doit y être maintenu. Chaque habitant est enregistré auprès de sa mairie, et des données démographiques privées comme la date de naissance, l’adresse et le statut marital sont stockées dans une base de données nationale. Chaque résident dispose d’un BSN, « Burger Service Nummer » (Numéro de Service Citoyen), qui est un numéro personnel d’identification équivalant à un numéro de sécurité sociale ou de déclarant fiscal. Dans le système de santé mentale, le prestataire de soins relie les données démographiques personnelles à un diagnostic DSM sous la forme d’un code de diagnostic-traitement, le « Diagnose Behandeling Combinatie » (DBC). Le dispositif DBC concerne l’ensemble du budget national de la santé, du thérapeute indépendant comme moi jusqu’aux centres hospitaliers universitaires. Le financement des soins de santé, psychiques comme somatiques, est basé sur le diagnostic.
Si le dispositif DBC est un outil de comptabilité étatique, il l’est également pour les compagnies d’assurance santé. Ces compagnies ont en effet accès aux données privées et à celles, confidentielles, de diagnostic. Les clients qui consultent des psychothérapeutes déclarés verront le diagnostic relié à leur BSN. Ensuite, ce diagnostic continuera de les suivre, non seulement dans leur existence médicale mais également dans leur vie civile. Les implications de ce système sont lourdes de conséquences mais très rarement expliquées aux patients. La plupart des praticiens acceptent le système sans broncher. Rappelez-vous que les néerlandais trouvent normal que les mairies recueillent et codent des informations les concernant. Pour la majorité d’entre eux, collecter une information médicale supplémentaire ne constitue pas un problème. Je me suis même rendu compte que certains trouvaient ces dispositifs gouvernementaux rassurants, comme s’ils s’estimaient sécurisés par un tel niveau de contrôle. De mon côté, je suis très inquiète des conséquences de mon travail dans le cadre de ce système, à la fois sur les entretiens que j’ai avec les familles et les particuliers, et sur la vie post-thérapeutique de mes clients.
Un système intégré ROM / DSM
L’utilisation enthousiaste du Routine Outcome Monitoring (ROM) par les compagnies d’assurance néerlandaises ajoute une couche à ce système informatisé. Elles sont convaincues que l’utilisation du ROM accroît « la qualité et la transparence » de la psychothérapie. Je mets ces mots entre guillemets pour souligner leur nouveau statut de mantra en cette époque de domination administrative. On me considèrera comme une «bonne» praticienne si je demande à mes clients de remplir des questionnaires ROM au début, pendant et à la fin du traitement. La plupart des questionnaires utilisés dans cette recherche de transparence n’ont pas été conçus au départ pour la mesure de résultats. Il ne s’agit pas simplement de formulaires papier remplis à la main, il s’agit d’un système informatisé intégré fusionnant le diagnostic DSM, le numéro BSN et les éléments de ROM. Même mon association professionnelle, l’organisation nationale représentant aux Pays-Bas les psycho- thérapeutes et les psychologues indépendants (NVVP), a adopté le ROM et s’accommode des exigences des compagnies d’assurance au point de leur ouvrir son propre portail ROM et d’insister pour qu’un diagnostic DSM soit posé et inscrit dans le fichier du client avant même que la thérapie ne commence. House (2005) déconstruit les pratiques thérapeutiques centrées qui définissent l’identité au sein de leur propre cadre. Il insiste pour que ces pratiques soient analysées et déconstruites. Dans ce contexte précis, la NVVP s’approprie les discours dominants et impose les pratiques de ROM à ses membres. Il ne reste absolument aucun espace pour questionner ces dispositifs de contrôle, susceptibles de porter préjudice au monde de la psychothérapie dans son ensemble. Pour en savoir plus sur l’utilisation du ROM en psychothérapie, cf. Van Os, Kahn, Denys, Schoevers, Beekman, Hoogendijk et Leentjens (2012), et NVVP (n. d.).
Des actes de fossilisation
Un tel degré de surveillance intégrée appliqué à la psychothérapie me rend très inquiète, de même que ses conséquences pour mes clients. En allouant un diagnostic à un problème complexe, comportant forcément plusieurs niveaux et dimensions, je m’engage dans un acte d’individualisation excessive. Comme Rose (1993) l’explique, le contexte thérapeutique s’inscrit « dans une généalogie de politiques technologiques de l’individualité » (p. 217). Attribuer un diagnostic individualisant est une façon de légitimer une description très appauvrie de la personne et du problème. Lorsque j’utilise la terminologie du DSM, je génère des descriptions sommaires de mes clients et je les rends légitimes. De la même façon, lorsque je dois me prononcer sur l’identité d’une personne et la décrire à travers le DSM avant qu’elle ne suive la thérapie, j’agis comme agent de l’état. Je me trouve engagée dans une pratique normative. Avec mes clients, j’essaie de mettre en place des conversations leur permettant d’enrichir les descriptions qu’il font d’eux-mêmes, et d’ouvrir des champs de possibilités où ils pourront inventer la vie qu’ils préfèrent vivre. Mais mon contexte professionnel fait tout pour ne recueillir que la description la plus pauvre possible de la personne. Nos conversations cherchent en général à mobiliser le pouvoir personnel des personnes et ne se laissent pas dominer par le pouvoir moderne (White, 2011). J’ai conscience d’agir, dans le contexte psychothérapeutique actuel du système néerlandais, comme un agent du pouvoir moderne. Il n’y a aucun moyen d’effacer un diagnostic du dispositif DBC lorsqu’il ne correspond plus au comportement de la personne. Les diagnostics sont piégés puis fossilisés dans les couches de l’histoire médicale d’un individu et continueront à le stigmatiser à jamais. Dans ce système, j’effectue des actes de fossilisation de descriptions individuelles appauvries. Voici une histoire, issue de ma pratique, qui illustre les effets de ce régime de thérapie familiale.
TOP ou TSPT ou... comme j’aimerais mieux, Juste Tom ?
J’ai reçu un appel d’une travailleuse sociale en milieu scolaire, que j’appellerai Monique. Elle travaille dans un collège technique et suit un enfant de 12 ans, Tom, qui est en 1ère année dans l’établissement. Tom a manifesté des crises de colère au collège en cours d’année, mais la dernière a été particulièrement dramatique. Il a menacé de mort une de ses enseignantes. Tom a déjà une longue histoire avec les crises de colère à l’école, où son comportement considéré comme trop imprévisible l’avait dirigé vers un établissement de niveau inférieur aux résultats qu’il avait obtenu à un test national de niveau. Il avait expliqué à Monique que quand il se mettait en colère à l’école, il « re-voyait » sa mère être physiquement abusée par son ancien partenaire, qui n’était pas son père. Il voit la scène de violence se reproduire, bien qu’elle se soit passée huit ans plus tôt. J’ai prié Monique de demander à la maman de Tom de prendre rendez-vous avec moi.
La maman de Tom, Helen, m’a appelée sans tarder et m’a dit qu’elle était très inquiète pour son fils. Elle aimerait qu’il réussisse en classe. Tom ne se met pas en colère chez eux, et elle ne comprend pas ses crises à l’école. Nous prenons rendez-vous tous les trois la semaine suivante.
Tom est petit pour son âge et très bien élevé. Il noue facilement le contact avec moi. Helen m’expose un agenda familial très agité, avec des demi-sœurs et des demi-frères, et on dirait qu’elle gère plutôt bien les allers et venues de quatre adolescents, dans le cadre pourtant complexe d’une famille recomposée. Mais quand on aborde la scolarité, elle change de comportement. On la sent sur ses gardes, elle est méfiante.
Tom me dit qu’il s’ennuie en classe. Le travail est trop facile et la majorité des élèves de sa classe n’est pas motivée par la recherche de bonnes notes. En ce qui le concerne, il aimerait avoir de bons résultats cette année pour pouvoir intégrer une classe de meilleur niveau. Il m’explique que les autres le harcèlent parce qu’il est bon élève et qu’il a parfois du mal à supporter certains commentaires sans s’énerver. Il a un ami, Willy, et depuis qu’ils sont assis à côté en classe, les choses vont mieux. Il ne s’est pas souvent mis en colère cette année. Il dit qu’il n’aime pas ces crises, mais que ce sont les autres qui les provoquent. Heureusement, il entretient de bonnes relations avec la directrice du collège, Mrs Rose, et quand il sent qu’une crise arrive, il peut aller la voir. Mais il lui arrive d’exploser avant de pouvoir s’éloigner.
J’ai une bonne idée du diagnostic DSM à poser le concernant, et si vous avez l’expérience des diagnostics, je suppose que vous aussi. En gardant en tête que tout savoir structurel n’est qu’une histoire, je pourrais pourtant notifier dans le fichier de Tom un Trouble Oppositionnel avec Provocation (TOP), puis le relier à son numéro BSN, et ce diagnostic le suivrait toute sa vie. Si je suis réticente, c’est aussi parce que ce diagnostic place entièrement le problème à l’intérieur de Tom. Une alternative possible serait le diagnostic de Trouble d’Adaptation, qui aurait le mérite de moins stigmatiser le « fonctionnement interne » de Tom et qui décrirait mieux le contexte du problème, mais cette année, la Dutch Health Authority, s’étant sans doute rendu compte que ce diagnostic était très utilisé, l’a éliminé de la liste des diagnostics remboursés. Comme il est important pour la famille de Tom que la psychothérapie soit remboursée, je n’ai pas envie de le choisir.
Lors des séances individuelles que je fais avec Tom, il évoque ouvertement le souvenir qu’il a d’avoir vu sa mère se faire physiquement abuser par son ex partenaire. Il avait 4 ans et il l’a vue subir des violences par trois fois. Il fait un lien entre la violence à laquelle il a assisté et qui a fait souffrir sa mère et sa forte sensibilité à l’injustice en classe. Il est évident qu’il a un sens très développé de la justice et il se sent frustré du fait que l’école ne semble pas le partager. Au bout de six séances, Tom indique que les choses vont mieux en classe. Ses crises se sont arrêtées et il obtient de bons résultats. À la fin de l’année scolaire, son bulletin permet qu’il soit déplacé dans un établissement de meilleur niveau. Nous avons décidé d’être proactifs et de planifier une séance au début de la nouvelle année scolaire. J’y voyais une opportunité de célébrer la réussite de Tom et de mettre en place une équipe de professeurs sur qui on pourrait compter et que Tom pourrait aller voir, dès qu’il sentirait l’énergie de la colère poindre. J’invitais Tom, Helen et Monique pour une séance double la deuxième semaine de la rentrée.
J’avais planifié cette séance comme une cérémonie définitionnelle (White, 2000). Je trouve que la cérémonie définitionnelle permet d’honorer de façon consistante les changements que la personne opère dans sa vie. C’est une « stratégie qui permet de se définir devant autrui, avec ses propres mots, tout en recueillant des témoignages sur sa valeur, sa force de vie, et son existence » (Myerhoff, 1986, p. 267). Ce dispositif permet d’épaissir le sens que l’on donne à ses actes et ses choix, ce qui relègue à l’arrière-plan les descriptions appauvries du diagnostic DSM. La cérémonie définitionnelle permet de transcender les choses banales de l’existence et d’offrir une tribune aux choix de vie. Tom sera au centre de la cérémonie et Helen et Monique interviendront comme témoins extérieurs. Cela signifie que Tom et moi aurons une conversation pendant que sa mère et Monique écouteront attentivement, sans contact visuel entre Tom et les deux femmes. Cette conversation initiale est appelée « telling »(2) (White, 2000). Ensuite, je me tournerai vers les témoins pour engager une conversation sur ce qu’elles viennent d’entendre. Pendant ce temps, Tom devra à son tour écouter très attentivement. Cette deuxième conversation est très particulière. Les questions portent sur ce qu’elles ont entendu lors de la conversation initiale, ce qui les a particulièrement touchées. Puis nous explorerons pourquoi elles ont été émues par ces éléments précis de la conversation et les liens qu’elles font avec leur propre vie et avec leurs valeurs. Cette conversation est appelée « re-telling »(3). Ensuite, j’interviewerai Tom sur les propos de sa mère et de Monique. Cette phase de la cérémonie est appelée « re-telling of the re-telling »(4). L’expérience m’a appris qu’il était important de bien préparer à ce genre de cérémonie les personnes qui y participent. Il ne s’agit pas un dispositif d’échange de louanges mais plutôt d’un moyen émouvant d’atteindre une autre couche de compréhension, en mettant l’accent sur les espoirs et les choix de vie des gens. Mon intention n’était donc pas de monter une opération de félicitations mais de conforter les changements que Tom avait su mettre en œuvre ces derniers mois.
Tom semblait plus âgé quand il est arrivé, après l’été. Il avait grandi et sa voix était plus grave. Quand il est entré dans la pièce avec Helen, il avait l’air dépité. Très vite, il a déroulé une longue liste de récriminations sur sa nouvelle année de collège. Il était dans une filière différente (l’école avait bien reconnu le travail qu’il avait fourni) mais il était déçu que Willy ne soit plus dans sa classe. Mrs Rose n’était plus directrice. Il avait le sentiment d’avoir été trahi. Il avait cru qu’ils auraient compris combien le soutien de Willy lui était nécessaire. De plus, il s’était passé quelque chose au collège le matin même. Je l’ai alors interrompu pour essayer de poser les bases de la cérémonie définitionnelle et éviter que son état émotionnel actuel ne nous en détourne. Je pensais en effet que le processus de ce rituel serait constructif. En outre, le fait que l’assistante sociale du collège soit présente permettait qu’elle entende des choses différentes ouvrant peut-être d’autres perspectives de solutions. J’ai donc abandonné l’idée de travailler sur les progrès réalisés par Tom l’année passée et je l’ai interrogé sur ce qui s’était passé en classe. Il a raconté qu’il avait vu un garçon assis devant lui détruire le CD d’un manuel scolaire et qu’il avait essayé de l’en empêcher. Mais il avait alors fait du bruit, ce qui avait interrompu le professeur dans son cours. Elle avait inscrit le nom de Tom sur le tableau pour signifier qu’il était collé pendant la pause de midi. Elle n’avait pas vu l’élève détruire le CD et elle n’avait donc pas écrit son nom au tableau. Tom avait senti l’explosion de colère monter et il était sorti dans le couloir. Au bout de dix minutes, il s’était calmé et était rentré en classe. Malgré tout, il avait été puni pendant la pause, alors que le garçon qui avait détruit un objet appartenant au collège n’était pas inquiété. Pendant qu’il racontait cette histoire terriblement frustrante, Tom était capable de réfléchir aux compétences dont il avait fait preuve le matin même. Il avait senti l’énergie de colère monter face à l’injustice de la punition et il était sorti avant d’exploser. Il était fier de lui. Il était aussi fier d’avoir dit au professeur, dès qu’il avait pu le faire calmement, combien il trouvait qu’elle avait été injuste. Il était encore en colère qu’elle n’ait pas reconnu qu’il était injuste de ne pas avoir puni le garçon qui avait détruit le CD.
Ce n’était pas le récit que j’avais prévu, mais c’était malgré tout une histoire très intéressante. Elle était récente, réelle, et riche de ses capacités à vaincre sa colère et son ancienne réputation. Je me suis ensuite tournée vers Monique pour l’interviewer sur les paroles qu’elle venait d’entendre. Je lui ai également demandé ce qu’elle pensait que le professeur pouvait avoir retenu de son côté. Elle avait particulièrement noté le fait que Tom avait été capable de sortir de la classe, le temps de se calmer. Elle avait aussi retenu qu’il avait accepté la punition bien qu’il la trouvait injuste. Il ne s’était pas mis en colère devant le professeur. J’ai demandé à Monique ce que la directrice aurait retenu si elle avait écouté Tom. Cette technique de personnification de témoins extérieurs permet d’épaissir ce que Tom, ici, a réussi à faire ce matin au collège. Monique imaginait que Mrs Rose, la précédente directrice, aurait été frappée par le sens du devoir dont a fait preuve Tom, quand il a essayé d’empêcher le garçon de détruire le CD. Elle imaginait également qu’elle aurait sûrement remarqué que Tom avait été capable de s’adresser au professeur de façon civilisée, malgré sa colère face à l’injustice de la punition et malgré le fait que l’autre élève était libre pendant la pause. J’ai ensuite interviewé Helen. Elle avait été particulièrement touchée par la capacité de Tom d’exprimer clairement et poliment au professeur l’injustice qu’il ressentait. Elle aimait l’image de Tom se défendant devant un professeur. Je lui ai demandé d’imaginer ce que son mari, le beau-père de Tom, aurait retenu en écoutant Tom raconter cette histoire. Elle pensait qu’il aurait été impressionné par le fait que Tom ne dénonce pas l’autre garçon au professeur, malgré sa colère.
Tom avait écouté ces réflexions et il était visiblement ému de la chaleur et de l’estime que son histoire recevait, non seulement de la part des deux personnes présentes dans la pièce, mais aussi de la part des personnes qui avaient été invitées dans la cérémonie. Lorsque je l’ai ré-interviewé, il a à l’évidence apprécié le moment où sa mère a aimé qu’il se défende face au professeur, et le fait qu’il avait désormais les compétences verbales pour formuler ce qu’il pensait être une injustice. Il a dit que cela lui faisait du bien d’entendre ce qu’elle pensait que son beau-père aurait dit, à savoir qu’il n’avait pas accusé l’autre garçon.
Le diagnostic que j’ai finalement posé (qui suivra Tom toute sa vie) est celui de Trouble de Stress Post Traumatique (TSPT). J’en ai décidé ainsi car il prend en compte le contexte et qu’il situe les éléments contribuant à l’histoire dominée par le problème à l’extérieur de Tom. Bien que le trauma initial est survenu quand il avait 4 ans, il est re-traumatisé chaque fois qu’il vit une nouvelle expérience d’injustice. Il n’y a aucun moyen dans le système DBC de changer les données. Le diagnostic est définitif, de la même façon que Tom est enfermé dans un système éducatif où il est constamment jugé sur la base de son histoire et de sa réputation. À cause des crises de colère passées, les enseignants sont persuadés que Tom a un problème, au lieu d’aborder chaque nouvelle situation comme elle vient. La cérémonie définitionnelle a permis à Monique de poser un autre regard sur Tom et j’espère maintenant qu’elle dira à ses collègues ce qu’elle a appris de la situation actuelle. Je suis toujours engagée auprès de Tom et nous nous voyons régulièrement, pour épaissir l’histoire de sa capacité à changer et pour aider l’école à changer le regard qu’elle porte sur lui.
Une thérapie familiale médicalisée
Les relations entre le thérapeute et le client et les conversations qui se tiennent entre eux sont contaminées par un système qui médicalise totalement la psychothérapie. La question de la confidentialité est posée. Je ne peux pas garantir que l’information que je recueille ne sera pas utilisée contre Tom dans le futur. Les données collectées (i.e. les diagnostics) sont soi-disant cryptées et accessibles uniquement à partir de portails protégés, mais quel système informatique n’a jamais été piraté ? Et n’oublions pas que les compagnies d’assurance, fortes de leurs intérêts économiques, ont accès à cette information. Quand le dispositif DBC a été introduit dans la branche santé mentale des services de santé néerlandais en 2008, un psychothérapeute ou psychiatre indépendant sur quatre a fermé son cabinet, en réaction aux méthodes de règlement (possibilité de facturer seulement en fin de traitement ou au bout d’un an) et aux exigences administratives – et peut-être à la philosophie sous-jacente du système. J’ai choisi de ne pas fermer mon cabinet. J’ai choisi, malgré un contexte compliqué et inquiétant, de continuer d’offrir mes services à des gens comme Tom et sa maman, et de leur rendre ce système médicalisé aussi transparent que possible. Ils savent ainsi que le diagnostic TSPT est attaché au numéro BSN de Tom. Je leur ai dit que j’étais préoccupée par le système tel qu’il est organisé et j’ai essayé d’être aussi claire que possible sur le regard que je porte sur Tom et ses « problèmes ». Cela dit, ils n’étaient pas particulièrement inquiets : ce n’était qu’une pièce supplémentaire dans l’information déjà collectée sur Tom depuis 12 ans. Mes clients me demandent souvent pourquoi je m’inquiète. Quand je leur dis que je ne peux pas protéger l’information que j’envoie à la Health Authority et que les compagnies d’assurance auront toute latitude pour l’utiliser éventuellement contre eux dans le futur, ils me prennent pour une étrangère paranoïaque. Les conséquences de ces pratiques pour des thérapeutes systémiques sont très graves. Il est possible bientôt que plus personne n’accepte en thérapie les familles multi-problèmes : en effet, quand des problèmes non quantifiables ne répondront pas au traitement, les résultats des thérapeutes s’en trouveront négativement impactés. Or le meilleur des thérapeutes ne sait pas « réparer » des problèmes comme la pauvreté ou l’exclusion sociale. Certains thérapeutes ou organisations pourraient bien décider de refuser les clients les consultant pour des problèmes graves et compliqués, de peur qu’ils ne fassent chuter leurs taux ROM. La conséquence de tout cela est que les thérapeutes qui travaillent avec les familles ou les particuliers soumettant des histoires dominées par des problèmes ne seront pas aussi bien payés que les thérapeutes qui suivent les diagnostics/descriptions minces et qui ne traitent que les problèmes pouvant être formulés de façon mesurable. Le système encourage et assume totalement une forme de « pratique factuelle »(5), suivant des protocoles. Le postulat sous-jacent est que l’on peut mesurer ce qui se passe dans une conversation psychothérapeutique, que les personnes fonctionnent comme des machines, et qu’il est bien pour elles de les traiter comme des machines. C’est un système fondé sur le mythe d’une psychothérapie reproductible où la relation entre le thérapeute et la personne n’est pas importante et qui n’accorde pas de considération à la singularité de la personne dans le cadre de cette relation.
J’imagine, du fait que je continue de travailler dans un tel système médicalisé, que l’on pourrait me reprocher un manque d’éthique. J’y ai longuement réfléchi. Travailler en dehors du système de santé, sans remboursement médical possible pour mes clients, n’est pas plus éthique. La grande majorité de mes clients ne pourraient pas payer eux-mêmes les prestations. Si je ne peux pas garantir la sécurité de leurs informations d’ordre privé, je peux partager avec eux mes inquiétudes et leur recommander de porter ces questions devant les parlementaires élus. En tant que thérapeute systémique, j’ai le sentiment que je dois me placer dans une position meta et rendre le système dans lequel nous travaillons transparent pour mes clients. Ainsi mis sous les projecteurs, et nommé, il devient visible et peut être examiné.
N’oublions pas
Revenons en arrière. Nous sommes en 1940 et en cinq jours, les Pays-Bas sont envahis par les forces allemandes. Entre 1941 et 1943, les juifs néerlandais font l’objet d’un recensement et d’une ségrégation méthodiques, avec l’aide du système d’immatriculation existant, et qui existe encore, dans chaque mairie. À cette époque, on n’enregistrait pas uniquement des données démographiques comme les adresses, mais aussi la religion, le tout dans de grands registres reliés. Les employés de mairie ne pouvaient pas imaginer à quoi allait servir le contenu de ces livres. Le recensement et la ségrégation des juifs néerlandais a été d’une redoutable efficacité. Cent quatre mille d’entre eux sont délibérément et lentement éliminés de la société. Je ne veux pas suggérer qu’un événement de cette nature pourrait se reproduire, mais je suis très inquiète car nous n’avons aucune idée de la façon dont la technologie utilisée pour enregistrer les personnes, leur diagnostic DSM et les évaluations ROM, pourrait être utilisée dans le futur. Nous ne sommes pas sûrs que les données ne soient pas utilisées à d’autres fins que celles pour lesquelles leur collecte a été conçue. Nous savons par contre que ce mauvais usage a déjà eu lieu par le passé. Cette mise en garde est réitérée dans un livre publié pour commémorer la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste du 27 janvier 2008 (Lipschits, 2008). Isaac Lipschits, qui a perdu toute sa famille lors de la deuxième guerre mondiale, nous engage à protéger la vie privée et à ne plus procéder à des enregistrements de personnes dans les mairies. Même sans accepter l’idée qu’une chose aussi grave pourrait se reproduire, les données peuvent toujours tomber dans de mauvaises mains. Elles peuvent être utilisées sans autorisation, ne serait-ce que par les compagnies d’assurance qui pourraient par exemple décider d’identifier des catégories de personnes à haut risque, à qui elles demanderaient, sur la base d’anciens diagnostics, des cotisations plus élevées.
On pourrait penser que dans un pays avec une telle expérience récente d’information tombée en de mauvaises mains et mal utilisée, on trouverait un minimum de réticence vis à vis de la collecte de ce genre de données. Il est difficile pour les Néerlandais de comprendre que des systèmes d’enregistrement des citoyens n’existent pas dans tous les pays. Continuer de travailler au sein du système de santé néerlandais n’a pas du tout été un choix facile, mais le choix que j’ai fait a été d’essayer d’informer les gens de son existence et de ses répercussions potentielles. Je demande à mes clients et à mes collègues de réfléchir aux pratiques qui nous sont imposées et de prendre conscience que les technologies capables de tracer et de contrôler les gens s’étendent de plus en plus. Les thérapeutes doivent se préoccuper des technologies de contrôle qui leur sont imposées et des conséquences de leur travail en termes de re-création d’identités normalisées. En tant que thérapeutes familiaux, nous encourageons nos clients à investir leur pouvoir personnel et à exercer leur libre arbitre sur les pratiques du pouvoir moderne.
Bibliographie
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White, M. (2011). Narrative practice: Continuing the conversations. New York, NY: W. W. Norton & Company.
(1)ROM : Remplissage récurrent de questionnaires tout au long de la thérapie (NdT).
(2)Telling : Traduction possible : narration, récit (NdT)
(3)Re-telling : Traduction possible : re-narration (NdT)
(4)Re-telling of the re-telling : Traduction possible : re-narration des re-narrations (NdT)
(5)EBP : evidence-based practice (NdT)